A perte de vue (Faire l'oiseau 3)
Je t'attends sur le ponton. Jolie vue. On est un petit groupe, cet après-midi, à scruter en silence l'horizon, appuyés contre la rambarde de métal. Je jette un œil sur la surface de l'océan tout ridé, si doucement secoué qu'on le dirait vibrant. Une horde de poissons déboule tout près de nous, ils sont tout petits, perdus dans ce bassin démesuré. Remuants de vie, bruyants, ils nous offrent un spectacle maladroit. Je sens la fillette tout près s'agiter à son tour, elle vient d'apercevoir les petits poissons. Je l'entends rire et s'ébrouer, elle essaie d'attirer l'attention de l'adulte qui l'accompagne et que la profondeur de l'horizon absorbe complètement. Elle rit de sa découverte, mime par des mouvements maladroits ces petits corps immergés. Je suis aussi fébrile qu'elle, quoique plus discrètement agitée. Elle compte les innombrables nageurs, se trompe, recommence, oublie, rit de les voir si vifs. Je l'aide en silence, heureuse de participer à cette entreprise insensée. J'offre toute mon attention à ces amis des profondeurs, ils sont cent, sûrement mille, ne se laissent pas compter, j'imagine une porte invisible, je la tiendrais avec cette enfant pleine de vie, les poissons passeraient un à un, inconscients de la supercherie. Elle compterait joyeusement, nous éloignerions ceux qui se présenteraient deux fois. Je l'aiderais quand elle approcherait les mille. Alors que je construis en silence notre ruse absurde, je suis rattrapée par un étrange mouvement. Un remous invisible, silencieux, quasi insensible. Mais mon corps est à ce moment-là un pilier immobile que le moindre geste fait frémir. Il n'est aussitôt plus question de compter les poissons qui continuent leur vie tapageuse sous le ponton des êtres humains. Me voilà happée par une autre sorte d'agitation. Placide, solitaire, un mouvement glissé entre mon ventre et la rambarde métallique. Mon sac se tient à peu près là. A l'intérieur, un portefeuille, un téléphone, une paire de lunettes. Pas le genre à m'encombrer d'objets inutiles. Tout se meut à un rythme régulier. Je n'y crois pas. Je m'imagine distraite par l'océan, j'aurais un instant remué mon buste et fait vibrer le sac par le même mouvement. Les poissons m'avaient après tout enfermée dans une profonde rêverie. Pourquoi m'inquiéterais-je ? J'ai bougé sans en avoir la moindre conscience, toute au plaisir de la contemplation. Il n'y a rien de terrifiant. Je peux très bien, en t'attendant, regarder encore les poissons qui continuent leur danse folle. Pourtant mon esprit troublé a beau tenter de construire un raisonnement logique, il sait qu'il se passe quelque chose d'inhabituel. Toujours immobile, je suis toute entière ce mouvement. Il n'est pas celui d'un buste distrait, d'un sac qui s'amuse, il est en-dehors de mon corps. Je ne suis pas celle qui agite avec une spectaculaire délicatesse le contenu de mon sac. Il y a cette chaleur aussi. Elle me réveille tout à fait. Elle me dit le danger. Elle signale une main, celle d'un inconnu dans le sac que je connais si bien, que je porte tous les jours, dont j'ai moi-même parcouru tant de fois les moindres recoins, bousculant le portefeuille pour retrouver le stylo... Le geste est professionnel, il ne provoque pas de tempête à l'intérieur de mon sac. Il avance rapide et prudent. Il cherche à pas de loup, veille que mon regard ne quitte pas l'océan. Tout ceci ne dure que quelques secondes. J'abandonne l'océan, je me retourne d'un bloc, mon sac en bandoulière fait un tour complet. La main étrangère se retrouve suspendue à un bras qui ne sait plus qu'en faire. Mon voleur est choqué. Je lui fais face à présent. Je le regarde. Je veux dire quelque chose, je ne suis pas dupe, ne croyez pas avoir à faire à une innocente contemplatrice. Mais rien ne sort. Lui non plus ne dit rien. Pire, il ne fait plus un geste, ne s'enfuie pas, médusé. Je m'énerve, je fouille bruyamment dans mon sac, je vérifie son contenu tout en lui jetant des coups d'oeil fâchés. Tout est là. Il ne bouge toujours pas. Autour de nous, les promeneurs continuent d'admirer l'océan, la petite-fille a abandonné les poissons pour le paquebot qui s'avance lourdement vers le port voisin. Personne ne sait ce qui se joue là. Je hurle, je crie au voleur, à celui qui n'a pas volé, qui a promené une main suspecte contre le dos de mon téléphone. Une fois encore, rien ne sort. Je cherche quelque chose dans ces yeux qui me fixent avec une intensité que je ne reconnais pas. Un temps infini sans un geste. Puis quelques mots, très bas, mais puissants, choquants dans le calme qui nous étreint. Ne dites rien aux autres. Un bref signe de la tête vers ceux qui continuent de regarder l'océan. Je les regarde alors, ces promeneurs absorbés par les vaguelettes qui dansent sous leurs yeux. Ces sacs abandonnés bientôt visités, ces moments suspendus bientôt entachés. Je ne réponds pas. J'esquisse un mouvement tremblant qui dit mon étonnement, je n'essaie pas de parler, je ne peux pas. Il est au-dessus de ma colère, le voleur. Je n'ai plus de volonté, je ne sais plus ce qu'il faudrait faire. Elle est décomposée la bête révoltée qui, un instant plus tôt, suspendait le geste audacieux. Puis tu arrives. Tu ne montes pas sur le ponton, tu me hèles joyeusement pour que je te rejoignes. Je m'éloigne très vite de ce buisson ardent que tu viens de balayer d'un revers de main. Plus loin, en silence, je me retourne pour apercevoir la silhouette menaçante. Mais ils sont trop petits, à présent, les adorateurs de l'océan, pour que je reconnaisse la main terrible qui se moque de l'horizon.