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Elle a annulé tous ses rendez-vous. On ne fait rien de bien dans la précipitation. On est imprécis, on a le geste lourd, on touche rarement au but. Elle est donc disponible lorsqu'elle passe la porte du magasin cet après-midi-là. Concentrée lorsqu'elle salue le vigile qui lui répond d'un simple signe de la tête. La Grande Epicerie l'accueille avec la discrétion d'un luxe qui n'a pas besoin de couleurs vives ni de slogans percutants pour conserver son pouvoir d'attraction. Elle ne vient pas souvent, mais fréquente le magasin depuis son enfance et le connait très bien. Elle apprécie l'excellente tenue de ses rayons toujours parfaitement achalandés, reconnaît le conseil avisé des vendeurs courtois et discrets. Un lieu où la qualité n'est pas un vain mot. En entrant, elle ne prend pas le panier noir que la maison met à la disposition de ses clients pour rendre leur passage dans le magasin plus agréable. Elle a l'air d'une cliente banale qui sait qu'elle ne va pas acheter grand chose. Simplement vêtue, mais avec goût, elle se fond dans le décor feutré de la Grande Epicerie. Elle n'a d'ailleurs pas besoin de se forcer, son élégance est naturelle. A chacune de ses visites, elle achète quelque chose. Elle le fera aujourd'hui aussi. C'est une précaution nécessaire. Passer un moment dans les rayons, puis quitter le magasin par la sortie sans achat attire inéluctablement l'attention. Alors la cliente qui, une minute plus tôt, paraissait insoupçonnable, se mue soudain en une voleuse potentielle. Une femme seule dans le magasin. A quoi pense-t-elle ? Que fait-elle ? Comment n'a-t-elle pas trouvé ce dont elle avait besoin dans cette épicerie si richement approvisionnée ? S'en suivent des appels discrets de la vidéo-surveillance, de rapides discussions internes avant que le vigile n'accoste la cliente et soit contraint, gêné, d'ouvrir le sac de marque pour y chercher quelques produits du luxueux bazar. Elle n'a jamais été prise et tient à garder sauf son riche palmarès. Elle se promène avec légèreté dans le rayon frais. Ne s'y arrête pas. Elle sait où elle va. Ce qu'elle va "prendre". Elle décide toujours avant. Du thé d'une marque célèbre. Des saveurs qu'on ne trouve qu'ici et pour lesquelles on n'hésite pas à traverser Paris. En bonne professionnelle, elle situe précisément la zone de ces breuvages délicats. Un rayon entier séparé de celui du café car il serait malséant de les mélanger. Le thé, c'est une religion. Le café aussi, mais pas la même. Une musique vient de la rue, douce et précise, un clarinettiste tout seul, si près qu'on l'entend de temps à autre reprendre son souffle. On l'imagine aussi concentré qu'elle. L'espace du thé apparaît, coloré et bien rangé. Des dizaines d'effluves se mélangent, mais loin de créer une cacophonie, elles glissent les unes après les autres, en harmonie avec la musique. Les boîtes sont rangées par origine, d'abord, puis par intensité et enfin par marque. Elle s'empare d'un paquet de thé blanc qu'elle paiera et boira. Puis elle cherche l'autre, celui qui l'intéresse, qui la titille, qu'elle ne paiera pas, qu'elle ne boira pas, que personne ne boira, celui qui trônera sagement sur une autre étagère. Elle a choisi avant, il y a quelques semaines, elle a vu ce paquet vert, très clair, intense, ces grandes formes qui continuent là où les mots de l'étiquette commencent. Pas de doute, ce sera lui. La tension bien connue monte en elle. Elle est comme un volcan qui s'apprête à couler à nouveau, après une période de calme. C'est une agitation inhabituelle pour ce monument placide et imperturbable. L'impression de se transformer bientôt, de ne plus s'appartenir tout à fait. De faire ce dont personne ne la soupçonne capable. Contrairement au volcan qui se réveille si rarement qu'il en oublie la sensation, elle lui est familière. Lorsqu'elle aperçoit le thé qu'elle s'apprête à emporter, la musique s'arrête brusquement. C'est un choc inattendu, violent, qui la fait sursauter. Elle sent alors une chaleur l'envahir, elle est en sueur. Mais elle ne laisse rien paraître. C'est une professionnelle. Elle respire lentement en appuyant sur l'expiration pour diminuer sa fréquence cardiaque tout en feignant d'examiner le thé. Fait mine d'hésiter avec le thé au jasmin de la même marque. Puis paraît se décider pour la boîte de thé vert et l'ajoute à la boîte qu'elle avait glissée dans son sac juste avant. Elle continue de parcourir les rayons, s'arrête un instant, regarde un produit qui ne l'intéresse pas, lit l'étiquette. Elle le repose et jette un coup d'oeil à sa montre. Elle est là depuis quinze minutes, une durée honnête dans ce magasin qu'on traverse toujours tranquillement. On est ici parce qu'on veut le meilleur, pas pour faire de simples courses. Elle s'approche des caisses. Deux clients devant elle. Feint une attitude de patience distraite. Les yeux dans le vide, puis sur son téléphone qui n'a rien à lui dire. Regarde un peu les petits paquets de sucreries de toutes sortes qui envahissent les caisses, dernière chance de se faire un plaisir supplémentaire. Quand le tapis de caisse se présente, vide, elle extirpe machinalement sa boîte de thé blanc et la pose. Là son cœur s'emballe, elle n'essaie même pas de le calmer. En entrant dans le magasin, elle savait déjà qu'elle aurait ce moment de peur sincère à traverser. Pourtant, il n'y a pas d'antivol sur les boîtes de thé. Mais il existe toujours le risque d'avoir été repérée. La magasin doit être truffé de caméras de surveillance dont on ne sait jamais si quelqu'un les regarde. Le vigile, devant son écran, passe d'un rayon à l'autre. Peut-être l'aura-t-il vue plonger deux articles dans son sac. Peut-être, malgré ses efforts et son expérience lui aura-telle paru étrange, alors il l'aura suivie virtuellement de rayon en rayon jusqu'à la caisse, puis observée attendre immobile et plonger à nouveau la main dans le sac pour en sortir une seule boite de thé. Sûrement n'aura-t-il pas pu reconnaître cette boite de thé précisément, mais il n'y aura pas de doute dans son esprit aguerri. Cette dame élégante, tellement semblable à toutes celles qui comme elle attendent à la caisse, prétend ne devoir payer qu'une boite de thé alors qu'elle en a glissé deux dans son sac. Ce déficit numérique fait d'elle une voleuse. Il n'aura pas manqué de prévenir son collègue posté près des caisses pour qu'il intervienne, lui-même ne pouvant quitter ces écrans qui scrutent patiemment tous les recoins de l'épicerie la plus chic de Paris. Elle se sent menacée, comme chaque fois, se voit contrôlée, puis arrêtée. Elle sent dans tout son corps la peur terrible qui la saisira. Personne ne le voit. Elle parait la cliente la plus calme du magasin. Personne ne pourrait se douter que la sueur perle le long de son dos. Son tour arrive, elle fait un pas pour franchir le portique de sécurité qui reste silencieux. Sa tête vibre. On lui demande comment elle veut régler. Elle sort son portefeuille, calme, surprise qu'une fois de plus sa peur ne se lise dans aucun de ses gestes. On lui tend un ticket, on la remercie et tout va très vite, un salut poli, l'esquisse d'un sourire distrait, elle quitte la caisse sa boite de thé à la main. Pas un regard vers le vigile qui de toute manière ne la regarde pas non plus. Personne ne l'arrête, personne ne l'interrompt. Rien. Quand elle se retrouve dehors, le soleil a la même présence pesante de fin d'été que vingt minutes plus tôt. Rien n'a changé, si ce n'est qu'une boite de thé a quitté le rayon sur lequel on l'avait rangée et repose maintenant nonchalamment au fond d'un sac. Elle sourit de sa peur à la caisse. Aussi forte que celle qu'elle a ressentie il y a quelques années lorsqu'elle est sortie d'une boutique de créateur vêtue d'un manteau de vison offert par la maison. Un œuf, un bœuf, du vison, du thé. Elle hoche la tête pour elle-même, ce n'est qu'une question d'organisation.

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