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L'observateur (Faire l'oiseau 2)

Mon chef vient de me laisser. Je l'avais appelé pour régler le problème qui m'empêchait de commencer ma journée. Tous mes écrans étaient flous. J'ai tout éteint, puis rallumé, baissé la luminosité, augmenté le contraste. Ça n'a rien changé. Chaque recoin du magasin m'apparaissait complètement flou. Des petites silhouettes de couleurs, elles aussi, floues. Impossible de surveiller les clients, impossible de surveiller les hôtes et les hôtesses de caisse, pas plus que les agents d'entretien. Mon chef est venu, il a allumé l'ordinateur qu'il avait apporté exprès, il ne lui a pas fallu plus de cinq minutes pour remettre la machine en état de marche. Tout à coup, la vie s'est éclairée sur les écrans. Le chef m'a laissé après que je l'aie remercié en souriant. Je suis content de ce nouvel emploi. Je suis loin d'être aussi maltraité que dans mes postes précédents où on me surveillait autant que je surveillais la clientèle. Je peux enfin me mettre au travail. Il fait chaud, je retire la veste de mon costume. J'étire mes doigts pour me détendre. J'aime faire craquer mes os. Je commence par un tour des écrans. Je les regarde les uns après les autres, de gauche à droite et de haut en bas. Il est naturel de débuter ainsi sa journée pour un agent de sécurité. Cela permet d'avoir une idée de la fréquentation du magasin, de mettre de côté les rayons complètement déserts et d'observer chaque caisse attentivement. Ces dernières occupent trois de mes neuf écrans. Je peux vérifier que les clients ne profitent pas de ces derniers instants pour dissimuler des articles dans leur sac. Ils n'ont pas osé les cacher avant, craignant ma présence, mais se lancent là, portés par l'effervescence de la caisse. C'est donc un espace sensible, mais ces caméras sont, il faut l'avouer, surtout destinées à conserver un œil attentif sur les employés de caisse. Il leur est facile de favoriser le vol. Faire l'impasse sur un code barre. Appliquer trop fréquemment une réduction. Ce genre de délit est assez insidieux et je dois les observer attentivement pour les repérer. Les hôtesses pressent deux fois sur une touche située en bas à droite de leur caisse et elles ne doivent le faire que sur présentation d'un justificatif. Il peut s'agir d'un professionnel qui a négocié un rabais ou d'un habitué doté d'une carte « Privilège ». Certains employés en abusent et font profiter de cette ristourne à des amis ou des personnes de leur famille. Il est assez difficile à la direction de prouver leur faute et je peux les y aider en enregistrant les séquences qui les montrent en train d'accorder ces faveurs. Il n'est écrit nulle part que je dois effectuer cette surveillance, mais des collègues plus anciens m'encouragent à le faire pour garder de bonnes relations avec mes responsables. Alors je m'exécute. Qu'on se rassure, je n'ai rien contre les hôtesses de caisse. Je sais que leur travail est difficile et je le respecte. Mais le mien consiste à réduire autant que possible le vol dans la franchise qui m'emploie. Je ne fais que mon travail. Qui est difficile, lui aussi. Je suis un employé consciencieux. J'ai fini mon tour des écrans. Je vais maintenant observer les quelques clients qui arpentent les rayons du magasin. Ils ne sont pas nombreux à cette heure, en pleine semaine, qui plus est. On fréquente davantage les magasins d'électroménager le samedi, lorsque la famille est réunie. C'est le moments des achats onéreux qui concernent l'ensemble du foyer. J'aperçois un vieil homme qui semble chercher un vendeur. Je connais bien ce genre de clients. Ils sont souvent perdus face aux nouvelles technologies et tentent de trouver de l'aide en interrogeant la première personne qui a l'air de travailler ici. Moi aussi, parfois. Mais ils ne m'intéressent car ils ne volent en général pas. Qu'on m'entende, je ne prétends pas que tel ou tel groupe d'individus est plus suspect qu'un autre. Cela irait d'ailleurs à l'encontre d'un principe essentiel dans mon métier, il n'y a pas de voleur-type. Tout le monde est un voleur potentiel. Je suis payé pour me méfier de tout le monde. Mais encore une fois, il n'y a là rien de personnel. Je suis quelqu'un qui aime les gens. Seulement, quand ils se promènent dans le magasin, je dois les surveiller. Personne aux robots ménagers. Un couple accompagné d'un vendeur se promène parmi les téléviseurs. Une jeune fille s'est arrêtée devant les casques audio. Accroupie, elle se concentre sur les modèles présentés en bas du rayon. Son sac posé près d'elle est ouvert, un hasard, une jeune fille étourdie, sûrement. Je scrute tout de même chacun de ses gestes. Je la verrais si elle tentait de glisser un article dans son sac. Je la verrais ouvrir une boite pour en sortir un casque et le débarrasser de son système de protection contre le vol. Elle aurait d'abord jeté un coup d'oeil inquiet pour vérifier que personne ne la regarde, peut-être même aurait-elle scruté les hauteurs du magasin pour détecter les caméras de surveillance. Dissimulées dans les rails de néons, elles sont invisibles. Je suis invisible dans ma tour de contrôle. Pourtant tout le monde sait que je suis là. Je suis l'homme qui chuchote à l'oreille des voleurs. Tiens, c'est ce que je répondrai lorsque ma mère sénile me demandera pour la centième fois ce que je fais dans la vie. Donc, la petite, si elle s'appliquait à dérober le casque, j'enverrais une alerte à mes collègues en scène. Un signalement précis : rayon, article, jeune fille, brune, lunettes, rouge à lèvres carmin, sac noir, sûrement mineure. Alors ils tourneraient un peu autour d'elle histoire de tenter un flagrant délit, mais à tous les coups elle aurait déjà changé de rayon et ferait mine de s'intéresser aux imprimantes numériques ou aux sèche-cheveux lisseurs. Ils attendraient qu'elle se décide enfin à sortir, les mains vides, le sac lourd pour lui demander gentiment de le leur montrer le contenu. La petite paniquerait, peut-être même elle se rebellerait, mais le casque dans sa boite serait une évidence qu'elle ne pourrait pas nier. On lui dirait pour la caméra, on l'amènerait dans un bureau pas loin du mien. On exigerait ses papiers, elle les donnerait, on appellerait les parents au milieu des pleurs de la gamine. Ils viendraient, en colère, déçus, prêts à tout pour sauver l'honneur. Une bonne leçon j'aurais donné à cette voleuse de pacotille. Bon, mais elle vient de quitter le rayon, un casque à la main, manifestement bien décidée à le payer. Un matin calme. Personne n'entre, des clients honnêtes, les caissières ne sont pas débordées. Je les vois s'ennuyer. Elles ne bavardent même pas. Elles veulent des articles sur leur tapis, entendre les sempiternels bips qui rythment leur journée, s'invitent dans leur tête et les suivent jusqu'à chez elles. On ne choisit pas la musique quand on est caissière. Le rythme, c'est autre chose. Rapide, enjoué ou fatigué et laborieux, chacune a le sien qui participe à cet étrange concert qui ne s'écoute pas, qu'on entend à peine, habitués, résignés. Je ne les connais pas bien. Je les vois parfois dans la salle de pause, mais je ne leur parle pas, les yeux sur l'écran de mon téléphone, je garde une distance toute professionnelle. Ce sont des points mouvants, routiniers, suspects. De nouveaux clients entrent tandis que je m'attarde sur les caisses. Un couple accompagné d'un jeune enfant qui s'accroche à leurs jambes. Un homme tout seul, veste en cuir, pantalon en jeans et bottes de cow-boy. Regarde les appareils photo, les pros, correctement équipés, un objectif qui en jette. Au moins trois fois mon salaire, je ne me plains pas, je ne saurais qu'en faire. Mon téléphone fait de très bonnes photos. L'homme s'empare d'une de ces belles machines, la retourne, l'examine attentivement. L'oeil d'un connaisseur. Il finit par le reposer, peut-être contraint de se rendre à l'évidence d'un prix qui le dépasse. Il promène sur les autres appareils un regard distrait, s'arrête parfois un instant, reprend son chemin dans le rayon « Image et son ». Je trouve sa silhouette de cow-boy perdu dans un magasin de matériel hi-tech assez cocasse. Mais il revient en arrière, plus vite, s'approche des appareils les plus chers, attrape une boîte de carton – sûrement un objectif – quitte le rayon rapidement. Son empressement subit me tire de ma rêverie. Puis ce geste, imperceptible, en silence, doux, aussi, d'une certaine manière, ce geste qui soustrait la boite à ma vue pour la glisser dans la poche de son manteau en cuir. Je ne la vois plus, mais elle existe pour lui et pour moi bien plus qu'il y a une minute. La poche est lourde de cet objet volé, invisible et géant. Il est arrêté un mètre plus loin, regarde, s'applique à paraître tranquille, nonchalant. Je suis bien obligé de sortir de ce jeu de dupes, je suis agent de sécurité, je viens de surprendre un vol, il y a au fond d'une poche l'offrande d'un homme qui se promène maintenant avec un objectif professionnel protégé par un anti-vol. Même si je ne fais rien, les autres pêcheront ce poisson à la dégaine criarde. Alors je prends mon téléphone et j'alerte le collègue en magasin. Un homme. La quarantaine, grand, brun, veste en cuir noire, bottes de cow-boy, entré dans le magasin il n'y a pas dix minutes. Je préviens également le collègue à la sortie. On applique la procédure habituelle. Personne ne va lui sauter dessus en brandissant une arme invisible. On va le repérer, flâner dans les parages pour ne pas manquer sa sortie. Pour s'assurer aussi qu'il n'augmente pas encore son larcin. Je raccroche et je prends en note l'incident survenu à 10 heures 58. Je décris brièvement ce que j'ai vu et ce que j'ai rapporté à mes collègues. La sonnerie du téléphone m'interrompt. Mon collègue, navré, interloqué, il n'a vu personne dans le genre de ce client. Le rayon « Image et Son » est vide, ceux qui l'entourent aussi. L'agent des caisses ne voit personne non plus. Je le garde au téléphone, mais me jette en même temps sur mes écrans, je vais directement aux appareils photo, je vais le trouver, je le sais, il est là, j'ai passé il y a quelques instants un moment à l'observer. Il m'a offert le spectacle d'un vol. Le rayon est vide. Le suivant, celui des téléphones mobiles, vide lui aussi. Personne non plus pour regarder les enceintes et les instruments sonores. Les rares clients ont envie de réfrigérateurs et de fours. Un petit groupe est assis avec un employé qui doit être en train de leur vendre une carte de fidélité. Celle qui leur permettra de régler leurs achats en trois fois sans frais. Je dévisage ces gens à travers mon écran, à la recherche du photographe. Je ratisse le magasin en passant par toutes les caméras, le souffle de plus en plus court. Je ne le vois pas. Nulle part. Le collègue a raccroché, fausse alerte, il a retrouvé son air placide et son silence habituel. Je m'énerve, ils doivent chercher encore, eux peuvent se partager le magasin, être partout, moi je ne peux regarder qu'un écran à la fois. Impuissant. L'action soudainement stoppée me jette dans une colère que je peine à maîtriser. Je reviens inlassablement au rayon des appareils photo. Rien. Personne. Le collègue, au téléphone, me le confirme, il n'y a personne. Ton voleur s'est volatilisé. J'entends une ironie qui me mord comme l'attaque d'un serpent. J'ai chaud. Je répète cet homme était là, je propose de descendre, de chercher moi aussi, je ne le raterai pas, j'ai son allure en tête, sa démarche s'est empreinte sur ma rétine pourtant incrédule. Mon collègue s'étonne de mon insistance. Je ne dois pas quitter mes écrans. Le client n'est pas là, il est parti, n'a rien volé. Tout est bien qui finit bien. Sa bonne humeur me met hors de moi, je sers le poing très fort. Je suis effondré. Terrifié à l'idée d'avoir manqué un voleur. Décomposé par l'image que je donne à l'équipe des agents de sécurité du magasin. Que penseront-ils de ce nouveau qui invente des voleurs qui n'existent pas ? Me croiront-ils encore, après cette défaillance ? Je ne dois pas quitter mon poste, je suis vissé à mon siège, je reprends la surveillance sur les écrans, à l'affut du moindre incident. Irrémédiablement attiré par le rayon « Image et son ». J'ai une migraine insupportable, le chaos indescriptible d'une paire de bottes de cow-boy qui claque sur le carrelage froid du magasin. 

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