LUI (2019)
On n’arrête pas de traverser le couloir, les talons claquent joyeusement dans l’effervescence du matin. Une journée chargée s’annonce. Il passe lui aussi, comme tous les matins de ces dix-sept dernières années. Les bureaux se succèdent, tous différents, la taille, les meubles et même la vue depuis la fenêtre donnent une idée de la place de leur occupant dans l’entreprise. Les titres des employés accrochés sur la porte ne viennent que confirmer. Il en a occupé plus d’un, lui, en dix-sept ans. Une belle évolution. Terminée. On ne veut plus de lui. On ne le lui dit pas, mais son nouveau bureau est flanqué d’une ouverture misérable que le soleil boude obstinément. Il est séparé du bureau suivant par une pièce d’archives. Il ne risque pas de bavarder. De se détourner du rien qu’il a à faire. De l’ennui qui l’étreint.
On lui a attribué ce nouvel espace lundi matin. Un simple message porté par une secrétaire un peu gênée. Plus tard il croise un de ses chefs, un endroit calme pour vos travaux, vous y serez très bien.
Il passe la journée à essayer de trouver le calme assis à son bureau vide. Il ne se souvient pas de la soirée suivante, une fois la porte vitrée ultra-moderne franchie. Il passe la deuxième journée à organiser son travail de la semaine. Deux tâches dont il se serait acquittées en une demie-heure. Mais rien d’autre n’attend, pas de lait sur le feu, le gaz est coupé. Il faut occuper toute la semaine avec ce maigre butin. Quelques heures pour décider par quoi il commencera, s’interroger, décortiquer sa décision, y revenir, s’égarer, se reprendre. Puis le déjeuner. Difficile de sortir, inquiet de croiser ses collègues, tous les autres qui ont une fenêtre derrière eux et une pile de dossiers urgents sur leur bureau. Honteux de son nouveau statut de bouc émissaire, honteux que ce soit tombé sur lui. Un employé modèle, pourtant. Justement. Il sort, mais rase les murs, mange rapidement et s’empresse de rejoindre le parc voisin pour prendre l’air. L’après-midi suivant ne le convainc pas davantage. Il est encore sous le choc. À la fin, bien sûr, il y a de nouveau les claquements des talons. Et la journée qui disparaît. Le troisième jour, il accélère, mais la peau de chagrin qui doit l’occuper quelques jours encore ne tolère pas le moindre empressement. Il s’ennuie ferme le quatrième jour. Il n’a pas su résister et s’est lancé vivement dans le reste de son travail comme un enfant se jette sur son gâteau. Il a fait comme avant, quand il était débordé. Un petit plaisir vite regretté. Plein de dépit, il passe plusieurs heures à regarder le mur du fond. Beige et flanqué de vagues motifs en relief. Quelque chose de connu dans ce mur qu’il n’avait pourtant jamais vu. Même au début, quand il est entré dans l’entreprise, on lui avait attribué un bureau plus accueillant. Il était alors de passage, sûr de progresser rapidement et de changer de lieu de travail. Cette fois, il sait qu’il y passera du temps, beaucoup de temps. Cet espace lui appartient, il n’en aura pas d’autre. L’ascension est terminée. Il va habiter là, ce n’est pas un choix, c’est un fait, entre ces murs étrangement familiers. Presque sans y penser, il apporte une plante. Toute petite, elle grandira ici. Ses premières fleurs vont éclore sous les néons. Plus jamais la lumière du jour. Un peu comme lui. Il n’avait jamais eu de plantes au travail, d’autres se chargeaient de décorer les espaces communs. Il est encore un peu plus chez lui. La semaine suivante, il continue sans en avoir conscience, instinctivement. Domestiquer un placard ne peut pas venir d’une décision raisonnée. Les jours passent et il est de plus en plus chez lui, presque plus que dans la maison qu’il habite pourtant depuis presque quinze ans. Il l’avait achetée au printemps, juste après sa première promotion. Depuis, il est un homme installé. Sans enfant, divorcé dix ans plus tôt. Ironie du sort, c’est son absence et son investissement dans le travail que sa femme lui a reproché quand elle est partie. Elle s’ennuyait. Maintenant lui aussi s’ennuie, mais ne s’en émeut pas, le matin, quand il arrive au bureau déjà presque désoeuvré, il a la sensation de rentrer chez lui. De temps en temps, dans son casier qu’il consulte chaque matin, il trouve quelques feuillets qui l’occuperont un moment. Toujours des tâches étranges, dont il ne connait pas la finalité et qu’il n’a jamais faites jusqu’à présent. Un travail parallèle pour définitivement l’écarter des affaires courantes. Qu’à cela ne tienne, il s’acquitte de ces missions avec la même application que lorsqu’il était un des acteurs les plus importants de l’entreprise. Remplit les formulaires avec le sérieux d’un employé fraîchement recruté. Rédige les comptes-rendus de réunions auxquelles il n’est même plus convié avec un soin infini. Les documents rendus, il n’en entend plus parler, comme s’ils n’avaient jamais existé, comme s’ils n’étaient là que pour justifier sa présence. C’est mieux ainsi. Il se sentirait si gêné s’il devait parler à ses collègues de ce qu’on lui demande à présent. Il ne les voit d’ailleurs presque plus, ceux qui quelques mois plus tôt lui montraient un respect sans faille, qui s’empressaient de venir le chercher à l’heure du déjeuner et s’appuyaient souvent sur son expérience pour résoudre des questions délicates. Le salut est poli, toujours, lorsqu’au détour d’un couloir il vient à en croiser un. Et puis c’est tout. Heureusement le bureau se fait de plus en plus accueillant. Il a posé des cadres sur l’étagère, ils occupent des rayons jusqu’alors encombrés de classeurs et autres dossiers. Ce sont des images de paysages paradisiaques, des lieux où il n’est jamais allé. Sa femme aurait volontiers fait le tour du monde avec lui s’il avait daigné sortir du travail un peu plus tôt. Elle a fini par partir et lui a continué à se contenter des images d’exotisme. Entre les cadres, quelques livres. Il n’est pas un très grand lecteur, mais conserve depuis toujours quelques ouvrages essentiels. Un livre de recettes qui a appartenu à sa mère, cuisinière de talent, qu’il aime à feuilleter parce qu’au détour d’une page il lui arrive encore de tomber sur quelques fragments d’herbes de Provence ou sur une tâche de gras. Ces vestiges le fascinent. Il a aussi un traité de mécanique parce qu’il a essayé un moment de comprendre comment était faite sa voiture. Et enfin quelques recueils de poésie offerts par sa nièce. Elle a toujours écrit et s’est vue publiée lorsqu’elle avait une vingtaine d’années. Il lui trouvait du talent, il y a dans ces poèmes champêtres une fraîcheur qui n’est pas seulement celle éphèmère de la jeunesse. Il se souvient de sa légèreté quand elle en parlait. Mettre les bons mots dans le bon ordre. Parler de la maison d’enfance sans dévoiler les souvenirs. Une grande bâtisse enfouie sous une épaisse couche de lierre. Toute une vie d’insectes et d’oiseaux dans le feuillage dodu. On aime à s’y réfugier. Elle n’existe plus que dans les poèmes de sa nièce. Les yeux rivés sur l’étagère, il pense à cette nièce qu’il n’a pas vue depuis longtemps. La dernière fois, c’était justement lorsqu’elle lui a offert ce recueil, si fière. Mariée et mère de deux enfants, elle s’est peu à peu éloignée de l’écriture, tranquillement, non sans regrets, peut-être, mais il y a eu comme un accord tacite avec sa passion d’antan. L’écriture et la vie, ça sonne mal. Son sens du devoir a dû gagner la partie. Il voudrait la revoir, mais il n’y pense pas sérieusement, il ne peut concevoir de projets à 8 présent. Attaché au bureau par une laisse invisible. Des vacances infinies entre ses quatre murs. L’étagère se remplit tandis que se vide sa maison où il ne fait que manger et dormir.
Il a un rituel le matin, c’est le nettoyage scrupuleux de son bureau. Il commence par faire la poussière en haut, sur les étagères qu’il ne peut atteindre qu’en montant sur une chaise. Alors, toujours les mêmes gestes, retirer ses chaussures, les aligner devant la chaise, puis se hisser pour prévenir avec un chiffon tout dépôt de poussière. Il n’en trouve jamais, il la précède. Il s’occupe ensuite des étagères du bas et fait briller de vieux objets en bronze qu’on lui a offert quand il avait des relations. Puis il retire tout papier, crayon de son bureau et le débarrasse de la moindre particule de poussière ou de copeaux de gomme qui auraient pu s’infiltrer. Il balaie le sol et termine en arrosant son unique plante avec une parcimonie toute calculée. Il a lu qu’il était mieux d’arroser très peu ses plantes chaque jour que de les inonder une fois par semaine. Il habite le bureau le plus propre de toute l’entreprise qui en comporte une bonne centaine, sans compter les open space des téléopérateurs attachés à sa filiale.
Un jour, il a enfin l’occasion de montrer son espace de travail si propre, la secrétaire de son nouveau chef venant exceptionnellement lui rendre visite pour l’informer de ses dates de vacances. Il s’interroge sur les vraies raisons de sa venue, elle aurait aisément pu lui déposer cette notification dans son casier, comme d’habitude. Mais elle a choisi de le voir. Peut-être la direction s’interroge-t-elle sur ses activités ici. Tout le monde 9 le voit passer le matin, même s’il essaie d’être discret et y parvient très bien, on sait qu’il est là, que comme autrefois il ne manque jamais un seul jour de son étrange travail. Mais on n’a aucun moyen de savoir comment il occupe ses journées. Il est peut-être intrigant, dans son silence et cet air résigné qu’il prend lorsqu’il marche dans les couloirs. N’empêche qu’un matin elle arrive, jette un regard circulaire dans la pièce et s’arrête sur lui, assis à son bureau, a priori occupé par un travail administratif. Elle le salue poliment, lui remet la notification et prend tout de suite congé. Il est complètement retourné. Pas par sa visite inattendue, mais parce qu’il sait à présent quand il sera loin de son bureau. Il ne choisit plus comme avant ses périodes de vacances. On lui impose de prendre ses cinq semaines dans un peu plus de deux mois. Tout d’un coup, en plein mois de février. Il n’en revient pas, un peu sonné par la nouvelle, il s’affale sur le siège trop bas qu’on lui a alloué. Il est totalement paniqué. Il reste un moment immobile, les bras ballants, les motifs du mur en face de lui tremblent étrangement. Il est mal, c’est tout. Il ne peut pas quitter son bureau cinq semaines. La nouvelle l’attaque comme une maladie incurable. Il a réellement la sensation qu’il va mourir dans neuf semaines. C’est très précis. Un couperet auquel il aurait pu s’attendre, mais dont il n’avait peut-être pas saisi l’ampleur. Ça tourne un peu dans sa tête. Quelque chose s’est produit. Il n’était plus habitué, tant engoncé depuis des semaines dans une routine qui le contenait. Alors il se remet au travail, tentant d’achever une des mystérieuses recherches qu’on lui a encore donnée à faire. Il se plonge avec ardeur dans les colonnes de chiffres pour essayer d’oublier ce qui vient de lui tomber dessus. Mais il se concentre difficilement et il peine à remplir sa mission.
Ce trouble persiste encore quelques jours qu’il passe à tourner en rond dans son huis clos. Puis ça s’arrête. Un matin il arrive au bureau et se remet machinalement à son ménage quotidien. Les jours passent. Il ne s’ennuie toujours pas. Il ne veut pas penser à ce qui l’attend. Il sort de moins en moins. Les toilettes ne sont qu’à quelques pas, c’est pratique. La cantine est un défi dont il s’acquitte dans la douleur. Le regard de ceux qui jusqu’à il y a peu le considéraient comme leur supérieur le heurte. Ils ont de moins en moins honte de le regarder, sa fin de règne est un acquis pour eux, c’est une place libre, l’occasion d’accélérer leur ascension. Ils continuent à présent leurs conversations quand ils le croisent. Mais il préfère manger très tôt, bien avant les autres qui ont des réunions et des rendez-vous clients. Il mange peu, de toute façon. Il n’a pas besoin de beaucoup d’énergie pour son travail, il lui faut juste de quoi résister aux jours qui défilent. Il est assez étonnant que le temps passe vite dans un bureau où il n’a rien à faire.
Comme pour contrer l’inévitable, il s’installe de plus en plus, vidant peu à peu la maison qu’il retrouve chaque soir à regret. Il voudrait bien dormir là, mais il sait que le personnel d’entretien passe tous les soirs et que les agents seraient étonnés de l’y trouver. Il pense à la rencontre, que lui diraient-ils, eux qui le connaissent depuis tant d’années ? Ils doivent savoir qu’il n’a plus dans l’entreprise l’importance qu’il avait. Ça commencerait avec une sorte de gêne. L’agent lui demanderait s’il a besoin de quelque chose, ce qu’il peut faire pour lui. Rien, bien sûr, rien. Ne rien dire, peut-être, ne pas ajouter de la gêne à celle qui est déjà là, si forte, tenace. Comme pour conjurer le sort, il décide de rester un peu plus tard un soir. L’employé arrive comme prévu dans le bureau sans frapper à la porte, certain de n’y trouver personne. Il le regarde, surpris de sa présence à cette heure avancée. Lui l’avait entendu arriver et s’était mis à lire le rapport qu’il avait passé la journée sans trop savoir de quoi il en retournait. Gêné à son tour, il s’excuse d’être encore là se justifiant par un travail urgent à terminer. D’un sourire l’agent acquiesce et le rassure. Suivent quelques phrases polies. On ne s’est pas vus depuis longtemps. Comment allons-nous ? Toujours autant de travail. Les locaux s’agrandissent, mais le personnel reste très restreint. On rentre de plus en plus tard. Qu’y pouvons-nous ? S’estimer heureux déjà d’avoir un emploi. De nos jours... Bon, je vous laisse mon bureau, assez travaillé pour aujourd’hui. Oui, l’air frais vous fera du bien, il n’est pas très sain de passer toute la journée dans ce bureau si sombre. La remarque tombe comme un couperet. La mise en scène n’a pas fonctionné. Il se sent découvert. Il apportera d’autres lampes demain. Cherchera la lumière idéale, ni trop blanche, ni trop douce. Essaiera de se rapprocher le plus possible de la lumière du soleil. Le saluant poliment, l’agent a la délicatesse de ne pas regarder les objets qui l’entourent, qui font plus salon que bureau. Dehors, dans le froid de ce mois de janvier aux allures d’apocalypse, il soupire de soulagement. Plus de crainte. Dès le lendemain il quittera un peu son bureau le temps du ménage et le retrouvera aussitôt l’agent parti. Tant pis s’ils se croisent parfois par incident. Il dort donc désormais dans son bureau sur un matelas léger, mais néanmoins confortable qu’il a apporté pendant les fêtes de Noël, profitant de l’absence d’une partie du personnel. Même plus besoin de se déplacer. Seulement quelques fois pour apporter ses costumes au pressing quand il n’appelle pas un coursier pour le faire à sa place. Il est calme maintenant. Se souvient de temps en temps du compte à rebours qui continue sa route, insensiblement, au fur et à mesure que l’hiver avance. Impuissant à l’arrêter, il se contente de vivre confortablement dans le bureau le plus personnel de toute l’entreprise.
Une nuit, il rêve. Il fait un safari dans un espace étrange, qui ne ressemble pas à la savane. Son ex-femme est assise sur un banc et semble chercher quelque chose dans son sac. Lui se promène dans un 4x4 qui roule lentement pour qu’il ait le temps de regarder dehors. Le paysage est un peu déroutant. On s’attend à de grandes étendues d’herbes brûlées par le soleil dans lesquelles s’égrènent ci-et-là quelques arbres sous un ciel infinni. Mais là, rien de tout ça. Il roule dans un immense parking où, de temps en temps, il aperçoit quelques voitures garées. Ce ne sont pas des 4x4, il n’y a pas non plus d’animaux. Pourtant, aucun doute pour lui, il est en train de faire un safari. Le 4x4 qui le transporte n’a jamais roulé dans la boue, c’est évident, il est tout propre. Le guide qui lui fait la visite, en revanche, porte une chemise blanche rayée de noir. C’est le seul zèbre qu’il verra cette nuit-là. Il commente un paysage qu’ils ne voient pas. Il est obligé de parler fort pour couvrir les bruits du 4x4 qui fait un vacarme formidable bien qu’il roule sur un bitume tout plat. Par moment, le guide s’arrête et il peut prendre l’air quelques secondes. Une brise légère et agréable. Son zèbre n’arrête jamais son monologue, il l’écoute et le comprend, mais aurait pourtant du mal à rapporter ce qu’il lui raconte. C’est un discours juste à côté de lui, mais séparé de lui, en quelque sorte, par une vitre invisible. Le safari s’arrête bientôt parce qu’il se réveille, comme souvent, avant l’aube. Il est assoiffé comme s’il avait passé la nuit dans un pays chaud ou comme après une longue conversation. Puis le rêve s’évanouit, sans regret. C’est toujours comme ça. Sa vie nocturne est bien séparée de ses journées. Aussi, quand il ouvre les yeux, il est tout de suite de retour dans son bureau. Il regarde l’heure et décide de se lever même s’il est encore très tôt. Il fait sa toilette dans la salle de bain avec baignoire qui a été installée à l’autre bout du couloir et qui semble incongrue dans cet immeuble de bureaux si moderne. Il se rase soigneusement et enfile une chemise et un pantalon propres et noue avec une belle dextérité la cravate bleue que sa femme lui a offerte une quinzaine d’années plus tôt. Il prend garde de ne pas laisser de traces de son passage, même s’il est peu probable que quelqu’un d’autre utilise cette salle de bain. Il sort ensuite dans la fraîcheur matinale et se dirige vers le café du coin de la rue et commande un thé et une tartine. Le serveur lui parle avec la sympathie qu’il réserve aux habitués. Là, il lit une heure, ou peut-être un peu plus. Il retourne dans le bâtiment vitré alors que la plupart de ses collègues arrivent. Il marche assez vite pour se donner un air pressé. Il se doute pourtant que tous ceux qu’il risque de croiser savent ce qui lui est arrivé. Il n’existe presque plus, mais il reste soucieux de préserver les apparences.
De retour dans son bureau, il écoute, un demi-sourire gravé sur ses lèvres, le claquement habituel des talons des secrétaires et des jeunes cadres ambitieuses qui s’affairent dans le couloir. Il ne commence son ménage matinal que quand les pas se sont apaisés et que le couloir a repris son calme habituel. Alors la routine se remet au travail. Il y a parfois quelques accrocs. On lui dépose ainsi une injonction à se rendre chez le médecin du travail pour la visite annuelle. Il songe un instant à toutes les fois où il y est allé bon gré mal gré, agacé par le temps que cette formalité lui faisait perdre. Il s’exécute cette fois-ci silencieusement et le médecin lui trouve ce matin une mine un peu terne. Il vous faut vous ménager, n’oubliez pas de prendre l’air en fin de semaine. Un peu de sport ne vous ferait pas de mal. Aurez-vous bientôt des vacances ? Il répond d’un bref hochement de tête nerveux. La visite ne dure pas très longtemps, il passe pour un cadre quelconque surmené.
Au bureau, les tâches qu’on lui attribue paraissent de plus en plus étranges. Elles ne semblent suivre aucune logique qu’il pourrait saisir. Toujours des notes de synthèse sur des thèmes totalement étrangers aux activités de l’entreprise. Il accepte tout sans montrer d’étonnement ou de lassitude et éprouve même une petite joie à l’idée d’être occupé pendant quelques heures. Mais d’un autre côté le temps qui passe l’inquiète. Prisonnier d’un compte-à-rebours enfermé dans sa tête. C’est dur, mais c’est une évidence, les vacances approchent. Lorsque cette échéance est trop lourde pour lui, il s’offre un verre de Calvados pour se calmer. C’est un traitement naturel et bien plus efficace que les anxiolytiques qu’on lui avait prescrits lorsque ses responsabilités professionnelles lui pesaient trop. Un mois avant les vacances, il se met à ressentir d’étranges manifestations physiques. Il sent ses muscles se mouvoir de l’intérieur. D’abord les mollets, puis les cuisses et enfin les avant-bras. Là, il peut à son aise contempler le phénomène. Ce n’est pas vraiment douloureux, mais un peu gênant. Un mouvement régulier et circulaire de plus en plus fréquent. Ses muscles tournent en rond sous sa chair. Le bras droit semble le plus souvent atteint de ce phénomène étonnant. Se croyant engourdi, il pense aux conseils du médecin et se dit qu’un peu de sport lui ferait le plus grand bien. Pas très sportif, il n’a pas envie de longues courses à pieds, il décide donc de reproduire dans le parc voisin les exercices appris lors de son service militaire. Il sort un moment le soir, tard pour ne pas risquer de croiser un de ses collègues. Ce serait d’autant plus gênant qu’il n’est pas très adroit lorsqu’il tente d’imiter des gestes appris plus de trente ans auparavant. Mais il persiste et parvient à effectuer quelques séries de pompes. 16 Ensuite, suspendu à l’échelle d’un jeu pour enfants, il réussit péniblement à se supporter. C’est un exercice étonnant. Il est épuisé après la première séance, mais ne s’en émeut pas puisqu’après tout, il s’agissait de neutraliser ses avants-bras et c’est assez réussi. Quelques heures durant, il ne les sent littéralement plus. Pourtant le lendemain matin il voit à nouveau ses muscles bouger sous sa chemise de flanelle. Son corps continue donc à se plaindre. Bien qu’il mange peu, il peine à digérer et son estomac le brûle à chaque fois de longues heures durant. Ces inconvénients l’ennuient, mais il supporte tout sans se plaindre, il n’a d’ailleurs personne à qui se plaindre. Il ne peut échanger qu’avec lui-même. Il n’a jamais eu beaucoup d’amis, trop occupé par son travail, il n’avait pas le temps. La situation a bien changé. Mais voir du monde, ce serait devoir s’ouvrir et raconter, peut-être, son statut nouveau, cette mise à l’écart dont il a une honte terrible. Il n’est pas malheureux. Une pléiade de rituels en tous genres vient combler harmonieusement les trous béants de son existence. Il s’en accommode, fait preuve d’une faculté d’adaptation démesurée. Littéralement fondu dans le personnage qu’on lui a attribué. On voulait l’isoler, il a fait de sa prison une maison plus agréable que le pavillon dont il a mis quinze ans à rembourser l’achat. Peut-être au fond les a-t-il bien eus, ces jeunes managers qui croyaient l’enterrer. Mais il n’y pense pas. Il s’est simplement accommodé d’une situation qu’on avait choisie pour lui. Probablement le ressentent-ils. En tout cas, on doit se dire qu’il a aménagé son bureau comme un studio. Mais personne ne sait qu’il dort ici. On serait sans doute forcé d’intervenir. Personne ne vient, il voit simplement les jours passer.
Le temps, les vacances qui approchent, son monde sur le point de disparaître, il supporte mal. Il a une sorte de nœud dans la gorge quand, planté à l’entrée du parc voisin, il voit les arbres nus, victimes désolées d’un hiver qui n’épargne rien. En plus, le froid lui fait mal au dos. Parfois donc, il se sent dépassé. Mais il poursuit ses exercices le soir venu dans le parc gelé et obscur pour tenter de maîtriser ses muscles qui continuent à se dandiner sous sa peau. Un matin, il boit son thé comme tous les jours à côté de la grande tour de verre. Il lit le journal. Ses vacances, soudain, seront là dans une semaine à peine. C’est une nouvelle qui s’impose à lui comme ces autres qu’il survole, sous ses yeux, fraîchement imprimées. Il continue sa lecture, puis se lève et regagne son bureau. Le travail l’occupe un moment. Le soir même, à l’heure où la plupart de ses collègues quittent l’immeuble, il entend des gens s’affairer quelques portes plus loin. Des rires fusent, des talons claquent. Un silence et puis une voix s’élève qu’il reconnaît tout de suite. Un collègue un peu plus âgé que lui. Il n’entend pas ce qu’il dit, mais comprend qu’il doit être en train de faire un discours. Suivent des applaudissements nourris. Quelques voix s’élèvent. Puis les conversations reprennent leur cour. Son collègue arrivé dans l’entreprise peu avant lui doit être sur le point de prendre sa retraite et tous célèbrent la nouvelle avec cet employé historique. On lui souhaite une heureuse retraite, de beaux voyages, du temps en famille. Vous pourrez voir grandir le petit dernier. Vous êtes encore si jeune... La fête se poursuit un long moment, puis, presque tout à coup, il 18 entend les collègues sortir par groupes de deux ou trois jusqu’à ce que l’immeuble retrouve son calme habituel. Il passe une partie de la nuit à imaginer la retraite de son ancien collègue qui était, il faut l’avouer, un peu son rival dans sa jeunesse.
Puis les jours s’égrènent, sans incident, pourrait-on dire. Il ne compte pas, vit à tâtons. La sortie au café, le pressing pour conserver une apparence soignée, les missions sans cohérence, la cantine parfois, quelques rencontres furtives. Finalement ses vacances sont là, presque là, ce soir. Une journée identique aux autres. Calme olympien. Silence de plomb. Et le soir arrive, plus vite qu’il ne l’aurait cru. Il a achevé sa dernière recherche, sans savoir, comme d’habitude, en quoi cela pourrait être utile à son service. Une fois de plus, les forces vives de l’entreprise regagnent leur joli pavillon de banlieue ou leur appartement du centre-ville branché. Il quitte son bureau à l’approche du chariot des agents d’entretien. Il est assez élégant ce soir, il porte un joli costume de flanelle et un beau manteau gris en pure laine. Il franchit les portes automatiques de l’entreprise avec le même pas pressé qu’il avait quand il était encore un cadre affairé. Une fois dehors, il commence ses achats par un magasin de farces et attrapes où il acquière une très belle guirlande faite de triangles multicolores. Un souvenir de fêtes enfantines qui le touche. Ensuite, il se dirige vers une boutique de décoration et achète une longue nappe blanche au drappé très soigné. Il marche encore un peu et finit par entrer dans une épicerie fine qui lui délivre l’assortiment de mises en bouche, fromages d’origines divers- 19 es, petits pains et sucreries raffinées qu’il avait commandés la veille. À cela, il ajoute quelques bouteilles d’un champagne de premier choix. Dans la rue suivante, une vendeuse lui cède pour une belle somme une série d’assiettes, de couverts, de verres et d’autres accessoires. I l retourne bien chargé vers l’immeuble tout vitré que son entreprise occupe, fière bâtisse de métal et de verre, tenue obligée d’une société à la renommée internationale. Sur le chemin, il croise de nombreux employés pressés de rentrer chez eux qui attrapent un vélo ou courent après un bus. Puis quelques lycéens bruyants et désordonnés qui s’ébrouent joyeusement au pied des grandes entreprises dans lesquelles ils voudront peut-être bientôt plus que tout travailler. Il les regarde avec une sorte d’affection bien qu’ils ne lui rappellent rien de particulier puisqu’il a totalement oublié quel jeune homme il était. Il n’a pas non plus eu d’enfants. Sa nièce est la seule jeune fille qu’il ait vu grandir. Il entend encore un moment leurs éclats de rire alors qu’ils ont déjà disparu derrière un immeuble. Bien chargé, il a du mal à appuyer sur le bouton de l’ascenseur, puis à ouvrir la porte de son bureau. Mais il est un peu pressé et sitôt arrivé se met à l’ouvrage.
Il commence par pousser sa table de travail contre le mur gauche, le plus long, dégageant ainsi un joli espace. Il s’absente quelques minutes et revient les bras chargés d’une assez belle table qu’il a trouvée dans une salle commune, espace dans lequel il ne va plus depuis quelques mois, mais qu’il connait par cœur, parce qu’il l’a fréquentée pendant des années. Il s’atèle ensuite à une tâche délicate : étendre sur chacune de ses deux tables de réception la nappe blanche achetée quelques instants plus tôt. Très concentré, il dessine un drapé régulier sur la partie flottante. Le résultat est assez impressionnant. Il dépose ensuite une pile de petites serviettes en tissu. Il dresse quelques assiettes de petits-four qu’il sort de leur carton. Trois assiettes par table. Enfin les bouteilles gardées fraîches par la température hivernale sont élégamment posées dans des seaux à champagne qu’il a trouvé dans son pavillon où il se rend encore parfois. C’est un buffet simple, mais préparé avec goût, il en est satisfait. Il lui ressemble. Il ne lui reste plus qu’à accrocher la guirlande multicolore qu’il a gardée tout au fond de son sac, soigneusement enveloppée d’un papier de soie. Il veut l’étendre en travers de la pièce, sur une ligne diagonale qu’il imagine depuis quelques jours. C’est une opération périlleuse car il doit monter sur sa chaise de bureau pour se hisser jusqu’au plafond. Son buste tourne un peu tandis qu’il manipule les épingles qui viendront tenir la guirlande. Il peste contre lui-même, se dit qu’il aurait dû commencer par la guirlande car l’opération est beaucoup plus délicate maintenant que le buffet est dressé. Pourtant, morceau par morceau, il finit par voir la guirlande traverser complètement le bureau en fête. C’est encore plus beau que ce qu’il avait imaginé. Une émotion l’envahit. Un sourire aux lèvres, il se recule jusqu’au pas de la porte pour mieux admirer son travail.
Comme il est encore un peu tôt, il décide de s’accorder une petite pause qu’il va prendre dans la salle prévue à cet effet. Un café à la main, il reste un moment le regard fixé sur une sorte d’accident dans le dessin complexe rouge et ocre du tapis étendu à ses pieds. Une ligne bleue très lumineuse qui n’a rien à faire là, un intrus étonnant. Cette ligne se poursuit par le tracé du revêtement du sol en linoléum. Le tapis semble ainsi lié par chance à une grande figure qui se dessine sous ses yeux. Il avale machinalement une gorgée de son café noir, léger, dont le goût lui est si familier qu’il ne le sent presque plus. Il se souvient avec une certaine nostalgie de l’époque où il venait fumer ici avec ses collègues. Tous jeunes cadres plein d’ambition comme lui. On parlait du travail, des opportunités, de la vie aussi, bien restreinte tout de même. On était content, alors, de fumer pour souffler un peu. Il n’y a plus d’odeur de tabac, même les murs, autrefois un peu jaunis, ont été repeints depuis. Se rappelant soudain de ce qui l’attend, il s’étire et se lève pour rejoindre son bureau. Il ne croise, bien entendu, personne.
La fête est ouverte. Il se sert une coupe de champagne et grignote deux petits-four. Il est debout, appuyé contre une table. C’est une position naturelle lors d’une réception qui comporte un buffet. On ne bouge pas beaucoup, mais on ne s’assoit pas, il n’y a d’ailleurs généralement pas de chaise pour le faire. Si on fait quelques pas, on doit s’arrêter très vite pour parler à ceux qu’on connaît bien ou à d’autres qu’on veut nous présenter. Passer une soirée entière dans une réception ou toute autre fête organisée autour d’un buffet est donc assez fatigant. On sait bien qu’il est plus éprouvant de piétiner que de marcher réellement. C’est un inconvénient dont il s’acquitte assez facilement en s’absentant pour faire quelques pas dans le couloir. Mais il reste tout de même la plus grande partie de la soirée dans la position de celui qui discute, un verre à la main et l’air intéressé par la conversation. Son verre vide, il avale une autre bouchée au saumon. Puis il se déplace de quelques mètres, semblant contraint par le manque de place, il a dans la tête tant de formules de politesse qu’il pourrait sans problème traverser le monde entier sans heurter personne. Là, il est dans un courant d’air et secoue un peu ses épaules pour les réchauffer. Cette sensation de froid ne persiste pas longtemps parce que le champagne commence à faire son effet et embrume légèrement son esprit. Il a un peu la tête qui tourne, c’est agréable. Un effet qu’il a toujours aimé et qui l’a beaucoup aidé chaque fois qu’il devait aborder des clients importants ou s’adresser à sa hiérarchie. Cela lui a aussi permis d’avoir une vie sentimentale convenable en dépit de sa timidité maladive. Là, étourdi, il sourit un peu bêtement. Lors de ce genre de réception, il y a toujours un invité à l’humour douteux qui tente par tous les moyens de faire le spectacle. Il fera des blagues sur la tenue de son collègue, la beauté de la jeune dame de monsieur, les vacances d’un autre, qui seront, on l’espère, riches en rencontres. Il accompagne sûrement cette dernière remarque d’un clin d’oeil tapageur. Tout le monde rit, il le faut bien. Lui non plus ne manquera pas de prendre part à l’hilarité générale.
Un peu plus tard, il baisse la lumière et lance le premier morceau de musique qu’il avait prévu pour ce soir. Purple rain de Prince, un titre qu’il aime beaucoup et qui lui rappelle une soirée passée confortablement assis avec son épouse sur un canapé en skaï noir à regarder de jeunes couples danser sur cette musique. Il y a en lui une certaine émotion. Il n’avait pas pensé à elle depuis bien longtemps. Dehors, le temps passe vite, il fait cette fois tout à fait nuit dans ce quartier d’affaires si calme après la fermeture des grandes entreprises. Il se peut toutefois que quelqu’un passe. Un agent d’entretien qui rentre chez lui. Un employé sorti ce soir particulièrement tard. Ou encore une habitante des quartiers voisins venue promener son chien. Cette dernière possibilité est peu probable, mais si c’était le cas ce soir, cette personne prendrait peut-être le temps de regarder la petite fenêtre toute éclairée au sixième étage de la tour de verre si sombre par ailleurs. Elle ne comprendrait pas tout de suite. Tendant l’oreille, elle pourrait percevoir quelques accords d’une chanson de Bruce Springsteen lancée à la suite de Prince. Il doit y avoir une fête là-haut, se dirait-elle. Elle resterait un instant debout à regarder cette unique fenêtre aux lumières clignotantes qui se trémoussent sur un rythme endiablé. Parfois, elle apercevrait une silhouette exécuter quelques pas d’une danse joyeuse et maladroite. Cette ambiance lui semblerait étonnante. Peut-être des gens dansent-ils tour à tour. Ou un invité grisé par le champagne danse-t-il seul, entouré de convives occupés par leurs conversations. Puis, un peu grelottante, elle se remettrait en route, enjoignant son chien d’en faire autant.
La fête s’est sans doute terminée bien plus tard qu’elle ne dure en général dans ce genre d’endroits. À moins qu’elle se soit éteinte presque aussitôt. Le lendemain, il restait cette lumière clignotante, beaucoup plus terne dans la lumière du jour. Il y 24 avait aussi la fenêtre ouverte, qui la veille avait permis aux passants d’entendre la musique. Il y avait enfin ce bureau retranché, au bout du couloir qu’on ne traverse jamais entièrement. Quand ils sont entrés, ils ont eu la sensation que quelque chose leur avait échappé. Un sentiment partagé par tous ceux qui s’y sont succèdés ce jour-là. Cela créait une sorte de gêne. Quelqu’un, peut-être, dans un autre bureau sombre, aura un jour une note de synthèse à rédiger à ce sujet.