Dragon intérieur (Faire l'oiseau 6)
Elle n'en revient pas, ses doigts tremblent encore ce matin, sûrement pas tout à fait remis du geste de la veille. Lui qui, cent fois répété dans le secret de la chambre d'enfant, apprivoisé, corrigé, repris, s'était pourtant, littéralement, ancré dans sa main. Un instinct domestiqué. Une belle précision. Les doigts fins de plus en plus agiles à parcourir une tablette imaginaire en bois massif, très haut contre le mur, à la recherche de l'objet aperçu quelques semaines plus tôt. La peau douce de l'enfance déclinante qui encore et encore s'imagine l'effleurant en faisant mine d'ignorer le vide pour lui donner cette caresse discrète, presque tendre. Oui la main était prête, hier, lorsque la jeune fille a passé la porte de cette maison confortable, prête lorsqu'elle a traversé le salon bourgeois et monté les escaliers cirés pour arriver à la chambre bien rangée de son amie. Elle a dû calmer ses doigts avides de toucher enfin l'objet posé sur l'étagère. Celui devant lequel elle était passée un instant plus tôt, qu'elle n'avait pas osé regarder, trop près d'elle, soudain dangereux. Le désir au pied de l'escalier. La compagnie de son amie lui a sauvé la mise. Rien ne résiste à son rire contagieux et à ses histoires insensées. Si bien que lorsqu'elle l'a quittée quelques heures plus tard, elle l'a saluée en plaisantant, a descendu l'escalier sans empressement particulier ni retenue excessive et, naturellement, a levé bien haut son bras souple pour glisser les doigts le long de cette tablette dont elle ne voyait que le bord. Immanquablement, elle a fini par atteindre l'objet. Le métal l'a faite frissonner, le verre lui a semblé plus doux que tout ce qu'elle avait senti jusque là. Happée par sa découverte, elle n'a même pas eu peur. On pouvait la surprendre ? Peut-être, mais sûrement pas autant que ne la surprenait le contact franc de ses doigts avec les surfaces polies. Son exploration terminée, elle s'est emparée de l'objet qu'elle a plongé dans son sac à dos. Alors seulement, elle a remarqué le miroir posé juste en dessous de la tablette, le voyant elle s'est vue et un frisson d'effroi l'a parcourue. Elle a quitté la maison au plus vite, dans l'espoir de ne rencontrer personne et surtout pour ne plus risquer de voir le reflet de cette fille qui glisse la fermeture éclair d'un sac dont le contenu vient d'être volé par cette main qui pend, pétrifiée, au bout de ce bras choqué. Et puis elle est rentrée chez elle en tremblant, elle a mimé la bonne humeur devant une famille à mille lieues de se douter de ce que contenait le sac à dos de la cadette et elle s'est couchée, tremblante et épuisée. La nuit a été chaotique, plus fatigante qu'une journée de labeur, et la voici ce matin, choquée encore, impressionnée aussi de savoir l'objet de son fantasme tapi maintenant au fond de son sac à dos. Le réveil consumé, elle sent enfin les tremblements de ses mains s'apaiser. Elle peut respirer plus calmement. Pourtant l'angoisse est encore là et monte le long de sa trachée lorsqu'elle revoit le visage aperçu hier soir dans le miroir. Un air d'accusé, une coupable en devenir, des yeux fixes desquels aucune émotion ne surgit, des lèvres scellées, un teint pâle et des tâches de rousseur qui rappellent l'enfance encore si proche. Pas de trace d'une peur quelconque. C'est peut-être là le choc. Qu'elle ait été en train de faire ce qu'elle faisait sans que sur son visage ne s'inscrive la moindre crainte. Qu'elle, d'ordinaire pleine d'émotion, n'en ait alors pas ressenti d'autres que le plaisir de tenir entre ses mains l'objet convoité. Ce constat l'a littéralement effrayée. Il a fait apparaître des doutes, et si quelqu'un l'avait surprise sans qu'elle ne s'en rende compte ? Après tout, son amie n'était probablement pas seule chez elle. Cette grande maison abrite une famille toute entière, elle a deux frères, une mère souvent là. Elle l'imagine l'observer depuis une pièce voisine ou même la grande véranda où elle la voit souvent lire. La dame, pétrifiée, désireuse d'éviter un scandale, n'aurait pas voulu la retenir. Saurait, bien sûr, qu'elle est coupable. Peut-être en a-t-elle déjà parlé au reste de la famille. L'idée que quelqu'un puisse avoir surpris son geste lui fait venir les larmes aux yeux. Parce que cela ferait d'elle une voleuse et parce que sa pudeur ne saurait tolérer qu'on ait pu surprendre ce geste-là, lentement apprivoisé dans une intimité absolue. Un coup d'oeil sur le sac à dos posé depuis la veille contre son bureau et elle imagine l'objet qui, invisible pour elle, doit être aussi absent de l'étagère sur lequel il trônait encore hier. Alors, sans que sa crainte d'avoir été vue chez son amie n'ait disparu, apparaît violente et bien plus menaçante celle de l'aveu que cet objet manquant constitue. L'étagère ne contenait que lui. Il se dressait, magistral, fier. Il n'y a plus rien. Comment les gens de cette maison pourraient-ils manquer de le remarquer ? Qu'est-ce qu'une étagère vide, sinon une étagère qui a été vidée ? L'absence est la marque du vol. Elle indique un déplacement, celui d'un objet volontairement retiré de son lieu d'ancrage, le geste d'un tiers décidé de priver d'autres personnes de ce bien qu'ils ont acquis la plupart du temps en toute régularité. Il y a un objet de moins chez son amie et un objet supplémentaire chez elle. Et l'angoisse qui habite chacune de ses pensées. Comment la jeune fille, presqu'une enfant, aurait-elle pu savoir qu'en prenant simplement, adroitement ce qui chez son amie lui faisait envie, elle ouvrait aussi sa porte à cette inquiétude extrême ? La certitude de sa faute s'accompagne d'un sentiment de culpabilité, mais celui-ci n'est rien à côté de la peur qu'on puisse l'accuser de ce vol. Si un parent se rendait compte de la disparition – ça ne pourrait être qu'un des adultes, les frères de son amie sont très jeunes et la fille fantasque et volubile vit dans un monde où les étagères vides ne troublent personne – alors il irait chercher dans toute la maison, s'enquérir auprès des autres membres de la famille et il finirait par élargir ses recherches. Cela prendrait naturellement du temps car on repousserait le plus loin possible l'éventualité d'un vol. Bienveillance et candeur vont souvent de pair. Mais si personne ne l'a vu et si l'objet n'est nulle part, il faudrait envisager l'existence d'un voleur parmi les visiteurs. La maison n'a pas de femme de ménage, c'est une chance, car sur elle se porte toujours spontanément les soupçons. Les visites doivent tout de même être fréquentes. Mais comment ces gens pourraient-ils en venir à accuser leurs amis ? Il reste la possibilité que quelqu'un se soit introduit dans la maison. On ne manquerait pas d'y songer, mais y croirait-t-on vraiment ? Un cambrioleur qui ne se serait emparé que d'un seul objet ? Celui-ci a beau être particulièrement attirant, personne ne prendrait tous ces risques pour si peu. La maison possède d'ailleurs des tableaux de maître qui auraient également disparu. Le cambriolage n'est pas un alibi suffisant pour l'Acte qui fait aujourd'hui trembler la jeune fille si souvent invitée chez son amie. Celle-là même qu'on reçoit toujours avec plaisir tant elle est sympathique et polie. Celle sur qui la petite de la maison devrait prendre exemple, dit-on. Si on en venait à porter des soupçons sur elle, ce ne serait qu'en dernier recours. D'ailleurs – et cette pensée fait l'effet d'un rayon de soleil sur un ciel agité – plus tard ils découvriront le vol, plus il leur sera difficile de remonter jusqu'à son auteur. Le temps joue en sa faveur. Un vrai soulagement pour l'enfant anxieuse. Et puis s'ils venaient à découvrir cette disparition, peut-être n'y prêteraient-ils pas une si grande attention. Ces adultes sont toujours tellement occupés. Ils possèdent tant qu'ils ne doivent pas avoir le loisir de se soucier personnellement de chaque objet. Ce qui a une si grande valeur pour elle n'est peut-être qu'accessoire pour eux. Dans ce cas, le vol serait presque légitime. Pourquoi posséder quelque chose qui ne nous est pas nécessaire ? Si tel est le cas pour ces gens, la voleuse les aurait simplement soulagés d'un peu du superflu qui doit, imagine-t-elle, encombrer leur maison. Est-elle toujours une voleuse ? Il lui semble que l'objet lui appartient déjà un peu plus. Car ce que quelqu'un possède est-il forcément à lui ? Elle a appris à l'école le mot « manufacturé » pour désigner ce qui ne vient pas de la nature, mais que des hommes ont fabriqué. A qui appartiennent ces objets ? N'appartiennent-ils pas à ceux, qui, justement, les ont faits ? Certes leur travail est rémunéré et en cela ils perdent leurs droits sur ce qu'ils produisent. Mais les acheteurs possèdent ce qu'ils acquièrent par une transaction en général financière. Ils en sont propriétaires, parfois ils écrivent leur nom dessus pour qu'on ne puisse leur prendre. Le doute n'existe pas pour eux. Alors il suffirait de payer pour avoir ? Elle est septique. Sa gorge dénouée, elle réfléchit bien mieux. La peur n'est plus tout à fait là. La voleuse ne l'est plus qu'aux yeux de ceux qui pensent qu'avoir est une chose simple. Le vague sentiment de culpabilité qui menaçait semble avoir passé son chemin. Elle ne rendra pas ce qui l'attend au fond de son sac. Elle lui offrira une nouvelle vie. Il sera caché – car qui saurait entendre son raisonnement bien trop lucide? – mais estimé. Les palpitations de son cœur lorsqu'elle l'a remarqué, quelque temps plus tôt, toute cette préparation, le risque encouru, tout ce qu'ils n'avaient pas dû ressentir lorsqu'ils l'ont posé sur cette étagère, fait de ce vol l'acte le plus glorieux de sa jeune existence. Un secret de plus. Le sien. Un peu plus tard, lorsqu'elle ouvre son sac à dos, la fermeture éclair lance le même couinement disgracieux que d'habitude. Ce bruit qu'elle ne remarque jamais la fait aujourd'hui sursauter. Elle rit de sa surprise. L'émotion, sans doute.