Confort (Faire l'oiseau 7)
Il respire calmement, découvre la sensation inouïe du souffle qui passe par son nez et gonfle ses poumons, les remplit d'oxygène puis en sort très chaud pour rejoindre d'autres corps, y entrer et s'enfuir à nouveau. Il sent l'odeur des orangers qu'il n'avait pas encore remarquée bien que le grand parc en soit parfumé depuis des mois. Les jours sombres sont derrière lui. Les heures de marche, seul ou en groupe, dans la ville étrangère ; l'impression de ne jamais retrouver son chemin parce que la ville ne ressemble à rien de connu et parce qu'il n'y a pas de chemin, rien qui mène à un abri quelconque, mais seulement ces lits de fortune posés près d'autres lits de fortune sur lesquels des silhouettes en attente cherchent un sommeil qui, s'il parvient à assoupir les corps, ne réussit jamais à combattre cette fatigue qui les étreint. Et puis la peur aussi, celle si particulière des gens qui n'ont pas de papiers dans leur poche. La peur qui met le corps aux aguets, soucieux à la fois de n'être pas remarqué et de voir le danger avant qu'il n'apparaisse. Nul excès là-dedans. Une arrestation peut à tout moment ruiner ce rêve d'une nouvelle vie quelque part au Nord. Il pourra plus tard raconter ces moments à sa famille, mais il sait qu'il ne parviendra jamais, aussi honnête que soit son récit, à rendre compte d'un centième de la violence ressentie. Ce midi pourtant, tandis que la faim et la fatigue l'assomment, il sent que tout ceci n'a plus tellement d'importance. Le passeport qu'il ne voit pas, mais auquel il s'agrippe fermement dans le fond de sa poche, fait de lui un homme tranquille. Un être à l'avenir incertain sans doute, perdu dans une ville dont il ne connait que les recoins sombres, qui devra voyager encore, plus loin, seul pour construire ce qui n'a pour l'instant que de minuscules fondations. Un jeune homme, simplement. Celui qui tout à l'heure lui a glissé discrètement le document contre le reste de l'argent avait l'air maussade et peu avenant. Il ne l'a pas salué, n'a pas daigné lui adresser un mot, il a simplement ouvert le passeport à la page de la photo pour lui montrer qu'on avait bien choisi un visage ressemblant. Il n'avait pourtant pas l'air particulièrement pressé, il a pris tout son temps pour compter la somme qu'il lui avait été tendu. Le jeune homme a ressenti quelque chose de solennel dans ce silence, il imagine une cérémonie au cours de laquelle on lui aurait remis le papier qui fait de lui un nouveau citoyen. Il n'a rien montré de son émotion à l'homme placide et froid qui n'aurait de toute manière répondu que par un geste d'indifférence. En revanche, il est parti un peu plus léger, malgré le petit livret qui git à présent au fond de sa poche. Pas de doutes, il ressemble vraiment à la personne de la photo. Un Français de vingt-quatre ans, brun aux yeux marrons, presque imberbe, un nez parfaitement droit, une petite bouche fermée, la même expression sérieuse. Un mètre soixante-dix-neuf, lui mesure deux centimètres de plus, mais qui se soucie de ce genre de détails ? Certainement pas ceux qui dans quelques jours lui demanderont son passeport pour embarquer. Il n'a pas peur de le présenter aux gens tellement frileux des aéroports. S'il a une crainte, c'est celle de l'arrivée dans ce nouveau pays dont il ne connait rien, si ce n'est la langue. Peur que ce sentiment de solitude qui l'étreint depuis des jours et dont il se sent un peu soulagé ne revienne plus fort encore. Mais l'espoir est grand et ses angoisses s'apaisent volontiers. Oui, le désir d'une nouvelle vie efface tout. Même pas de place pour la nostalgie. Son ancien nom n'existe plus. Il répète le nouveau, l'épèle, le tourne dans tous les sens, imagine un vieil ami l'appeler au loin par ce prénom et lui, naturel, se retourner d'un bloc pour répondre. Il fait cet effort pour la première fois de sa vie, apprendre son nom, lui donner une place dans sa tête, le rendre familier. Il marche dans la rue principale, celle qui porte le nom d'un président mort, elle est très fréquentée à cette heure. Il n'est jamais allé ici, trop dangereux, trop de contrôles, le genre d'endroit qu'il évite soigneusement depuis que le bus surchargé l'a déposé dans cette ville du bout de la terre. Il hait ce pays qui lui semble une prison, qui n'est pas de celui de son enfance ni celui qu'il a choisi. Un pays de transit, d'incertitude, de danger. Alors, ces rues du centre qu'il découvre enfin, il ne les voit même pas. C'est un passant, absent, indifférent. Le soir, quand il retourne à son lit misérable, sa chambre à ciel ouvert qu'il partage avec tant d'autres, il cache soigneusement son passeport dont il n'a parlé à personne. Il est encore plus silencieux que d'habitude. Peu importe, on ne l'interroge pas. Chacun ici est trop occupé à survivre pour se soucier du sort des autres. Dans un rêve, une voix des cavernes l'appelle, elle crie son prénom, celui que ses parents lui ont choisi. Elle le répète plusieurs fois et lui, dans ce sommeil troublé, refuse de répondre. Il sursaute quand il reconnaît sa propre voix crier ce nom, se réveille, épuisé et las de voir encore autour de lui tous ces corps avides de ce peu de repos que la nuit leur offre. Il ne dormira plus ici, il s'en fait la promesse, emportera demain le peu d'affaires qu'il possède. Il trouvera un nouvel abri de fortune qui sûrement ne sera pas beaucoup plus confortable, mais il ne passera pas une nuit de plus dans ce réduit de détresse et de misère. Plus tard, alors qu'il parcourt à nouveau les petites rues ombragées, il aperçoit un vieux cordonnier qui travaille derrière la vitrine de sa boutique. Très concentré sur son ouvrage, une chaussure dont il vient de retirer la semelle pour la changer, il ne le voit pas. Le jeune homme qui ne connait rien à ce genre de métier, ne peut pourtant s'empêcher de suivre chacun de ses gestes. Il est fasciné par l'état de concentration de ces mains précises et habiles. Lorsque le vieil homme finit d'ajuster la semelle, il l'examine soigneusement et son spectateur improvisé avec lui. Il reste encore un moment debout derrière cette vitrine, sans aucune intention d'entrer, complètement ébahi de voir un homme occupé à faire. Lui, depuis des mois, prisonnier volontaire dans un pays où il ne veut pas vivre, n'a fait que tuer le temps tout en tentant de survivre. S'il marche dans les rues toujours chaudes de la ville côtière, ce n'est que pour que le soir arrive enfin. Habitué à n'avoir nulle part où aller et rien à faire, la vue de ce cordonnier simplement occupé à son activité la plus routinière l'émeut à tel point qu'il sent ses mains trembler. Il passe ce jour-là des heures assis sur un mur, incapable d'avancer, sans énergie, vide. Heureusement, le passeport est toujours dans sa poche, il le sent s'il touche le tissu extérieur, plus rigide à cet endroit. Sur la première page, le jeune homme est en pleine forme, ses yeux brillent d'espoir et il n'attend que le tampon magique du pays d'accueil qui s'ignore. L'autre, celui qui s'efforce de ne jamais oublier son nouveau prénom, caresse sa poche, cette ultime réserve d'énergie, il lui faudra encore faire un long chemin pour rencontrer tout à fait ce moi qu'il s'est acheté, sacrifiant tout le reste, comme un pari sur l'avenir. Mais le soir, quand il parcourt la ville à la recherche d'un abri qu'il n'aurait pas à partager, il remarque son ombre, tantôt très fine derrière lui, tantôt gigantesque à côté de lui, et celle-ci ne lui semble pas tout à fait lui appartenir. Comme une marcheuse ordinaire près de lui. Il ne s'est jamais interrogé sur la sienne et ignore si elle a une forme particulière, pourtant celle qui le suit ne lui appartient pas, il n'y a aucun doute. Il continue pourtant à avancer comme s'il n'avait rien vu, poursuivi par une vague nausée, mais certain que tout finira par s'arranger.